Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Instants d'Amérique: an american trip
11 août 2015

2ème texte

Abercorn Psycho

(librement inspiré de « The Landlady » de Roald Dahl et … de notre séjour à Savannah !)

                Ils roulaient depuis au moins quatre miles et n’arrivaient pas à sortir de cette foutue Abercorn Street. Les enseignes défilaient, toutes familières, vous donnant cette impression de déjà vu parce que toutes assez identiques, Burger King, Waffle House, CVS pharmacy, BBQ, Chuck-e-cheese… ce pouvait être la bonne route… ou un leurre.

-          Tu es sûr que c’est Abercorn Street et pas Abercorn Lane, dit-il les mains crispées sur le volant, ou Abercorn Avenue, oui,  je le sens bien Abercorn Avenue.

-          J’en suis presque sûre, répondit-elle, je vois encore le « st » écrit sur le papier de l’hôtel.

-          Papier qu’on a oublié, ce soir !

-          Oui, bon ben c’est bon, on a presque l’adresse en tête, ça va le faire.

-          Presque

-          C’est peut-être pas 3550 mais un autre numéro, avança-t-elle en ignorant délibérément la dernière remarque.

-          On est dans Abercorn Street, or ça ne ressemble pas du tout au quartier de l’hôtel…

Ils étaient dans un quartier résidentiel à présent. Une double rangée de maisons cossues les entouraient, leurs colonnades se resserrant autour de la jeep de location qui continuait à chercher son chemin.

-          Maintenant que j’y pense, reprit-elle après un long silence, on n’était pas garés dans une rue Abercorn, en centre-ville, il en a peut-être plusieurs.

-          Dans la même ville, ce serait étonnant.

-          Ou alors c’est la même rue, mais très très longue… qui irait du centre jusqu’en grande banlieue ?

-          Ou alors c’est Abercorn Drive, essaie « drive » dans le GPS.

-          Là ! s’écria-t-elle soudain, d’après le GPS, c’est là. On est censés être arrivés.

Une misérable pancarte se balançait en grinçant à la devanture d’un coffee-shop.

-          Bon, va demander, dit-il en gardant les mains sur le volant.

-          Euh… T’es sûr ? demanda-t-elle avec un frisson dans la voix.

-          Allez, va demander, on va pas rouler comme ça toute la nuit.

 

Il avait raison. On n’allait pas rouler comme ça toute la nuit. Un peu de courage et le cerveau branché sur l’anglais, et hop, le patron allait les dépanner. Elle entra dans le café désert. Ce n’était pas un patron mais une patronne. Elle leva à peine les yeux de son journal et ne répondit pas au « Hi ! » lancé par la Française. Entre deux âges, plutôt corpulente, la femme ressemblait à une black mamma sortie d’une plantation sudiste et posée dans un décor des années cinquante que le poste de télévision ne suffisait pas à rendre moderne.

La touriste se racla la gorge et demanda le Rodeway Inn sur la rue ou l’avenue ou la voie Abercorn. La patronne jeta un regard au-dessus de ses lunettes et répondit avec une voix rauque et l’accent trainant du sud :

-          Mas tu y es sur l’Abercorn Street ma chérie…

-          Et l’hôtel Rodeway ?

-          Ah, ça, Honey, je sais pas, c’est pas ce qui manque ici des hôtels et des gens qui passent… des gens qui passent leur temps à passer… des gens qui passeront toujours.

La   Française trouva cette affirmation étrange mais essaya de rester concentrée sur l’Anglais qu’elle devait déployer.

-          Savez-vous s’il existe une Abercorn Avenue, peut-être qu’on s’est trompés de nom, ou Abercorn Drive ou quelque chose comme ça… ?

-          Nan. Y’a pas chérie. Seulement Abercorn Street… Toujours Abercorn Street.

La femme baissa les yeux pour reprendre sa lecture, mâchant avec résignation son chewing-gum. Elle en avait fini avec cette conversation apparemment.

-          Je suis française, reprit la touriste avec un dernier espoir, et j’avoue que je suis perdue.

-          Oui, tu l’es, confirma laconiquement la patronne sans regarder son interlocutrice.

-          Mais, vous ne pouvez pas m’aider ? Je n’ai pas envie de tourner dans la nuit comme ça pour toujours.

 

A ces mots, la femme daigna relever les yeux. Mais une lueur nouvelle les animait, comme un feu pas encore éteint, comme des braises qui rougeoient encore avant de mourir.

-          Personne n’a envie de ça, baby, oooh, noonn, personne. Pour sûr !

 

Comprenant qu’elle ne tirerait rien d’autre de la tenancière du café, elle sortit assez brusquement, soulagée à vrai dire de retourner dans la voiture.

-          Alors ?

-          Alors, on est bien dans Abercorn Street, et il n’y a pas d’autre rue ou avenue du même nom. La dame n’a pas su m’en dire plus. Elle était un peu bizarre…

-          Et tu lui as demandé pour l’hôtel ?

-          Elle ne m’a pas vraiment répondu… Elle était vraiment bizarre en fait.

-          Bon, on va bien trouver si c’est dans cette rue, dit-il sans grande conviction.

Et ils repartirent dans la nuit encore lourde de Savannah. Ils roulèrent longtemps, tentant de tourner tantôt à droite, tantôt à gauche, croyant reconnaître parfois le chemin de l’hôtel, pour se sentir à nouveau perdus quelques minutes plus tard. Quelques soient les routes qu’ils prenaient, le panneau « Abercorn Street » réapparaissait toujours, à la manière d’un labyrinthe urbain et cauchemardesque. Il n’y avait plus d’enseignes ni de résidences. Le ciel étoilé avait lui-même disparu ; seule la toile des branches torses s’étendait au-dessus, laissant pendre leurs mousses, sinistres hardes dansant dans l’air nauséeux. Ils ne parlaient plus de peur d’avouer ce que tous deux avaient fini par comprendre. Elle baissa la clim, elle avait froid tout à coup. En tournant la tête, elle vit sur sa droite, pour la énième fois, la pancarte verte.

Les lettres semblaient la narguer.

« Abercorn Street » s’affichait encore, comme la promesse d’une nuit qui ne finirait jamais.

Publicité
Publicité
Commentaires
P
quel suspens , quel stress!! , alors vous avez dormi dans la voiture avec votre GPS ou vous avez trouvé un lit douillet dans ce fameux hôtel ?
Instants d'Amérique: an american trip
  • Quelques "instants" d'un road trip en famille sur la côte Est des Etats-Unis: des instantanés de vécu, des tentatives graphiques, des exercices de style, les fragments d'une expérience pour nous unique. Ne cherchez pas ici les informations pratiques!
  • Accueil du blog
  • Créer un blog avec CanalBlog
Publicité
Archives
Derniers commentaires
Visiteurs
Depuis la création 1 316
Publicité